Résumé : En 1913, George Lee Temple, un jeune pilote britannique talentueux, âgé de 21 ans, retourne à Londres depuis Paris avec son Blériot XI dans des conditions météorologiques défavorables le contraignant à se poser plusieurs fois et interrompre son vol dans le Vimeu où il casse son hélice. Il reprendra son vol quelques jours plus tard. Cet événement fera date dans le monde des pionniers de l’aviation. Quelques mois plus tard, il décède lors d’une exhibition. Ce vol Paris – Londres rappelle ce qu’étaient l’aviation et ces pilotes à leurs débuts.
La traversée de la Manche par Blériot le 25 juillet 1909 a occulté toutes les autres traversées historiques du Channel à cette époque(1). Parmi celles-ci, nous rapportons l’histoire du vol Paris – Londres accompli par le plus jeune pilote britannique en septembre 1913. C’est un vol de 410 km que G. Lee Temple prévoit de faire dans la journée avec probablement deux étapes pour avitailler.
George Lee Temple, sujet britannique, est né le 11 août 1892. C’est un pilote formé sur avion Caudron, breveté sous le n°424 en date du 18 février 1913 par le Royal Aero Club (RAeC). Ancien coureur moto, ingénieur de formation, il consacre sa vie à l’aviation. Associé à F. Jameson, il fonde une école de pilotage, la «Temple Flying School», sur l’aérodrome de Hendon(2).
En raison de son jeune âge et de ses qualités de pilote, il est considéré comme un pilote prometteur. De constitution fragile, il est surnommé the Baby Airman (le bébé aviateur). À l’été 1913, il abandonne la formation au pilotage au profit de l’exhibition aérienne, plus lucrative, où il attire les foules. Il s’entraîne au vol dos, chez lui en se suspendant, assis dans son siège d’avion, la tête en bas.
George Lee Temple
(National Portrait Gallery)
À la mi-mai 1913, il réalise ses premières exhibitions en volant par fort vent et effectue ses premiers vols sur le dos. 6000 personnes payent pour assister à ses évolutions mais son avion Caudron motorisé par un moteur Anzani de 25 CV est inadapté pour cela. Il décide d’acheter un Blériot XI motorisé par un moteur Gnome, plus puissant, de 55 CV.
Caudron Type A n°2.
Caractéristique principale de cet avion :
«Les ailes fixes pouvaient être déformées uniformément pour contrôler la profondeur ou par gauchissement différentiel pour contrôler le roulis.»
(wikipedia.org)
Début septembre 1913, il vient en France à Issy-les-Moulineaux pour acquérir le Blériot XI-2(3) ayant appartenu à Roland Garros. Le jeudi 4 septembre 1913, il repart vers Londres avec ce nouvel avion. Il veut se préparer pour la course Paris – Londres qui doit avoir lieu en octobre. D’après la presse, son horaire de décollage d’Issy-les-Moulineaux diverge entre 06h30 et 11h30. À l’époque, les pilotes décollaient toujours très tôt pour éviter les désagréables turbulences induites par les ascendances thermiques et le vent. De plus, en partant tôt, il peut espérer être en Angleterre pour la fin de la journée. Toutefois, la presse rapporte de mauvaises conditions météorologiques amenant à imaginer qu’il a retardé son heure de décollage. À l’époque, les pilotes téléphonaient aux aérodromes situés sur leur route afin de connaître les conditions météo. Dans le cas présent, il n’y a pas d’aérodrome sur sa route avant Le Crotoy; première étape probable chez les Frères Caudron, seul lieu d’avitaillement en milieu aéronautique équipé sur sa route. C’est un vol de 165 km, soit un peu plus de deux heures dans des conditions normales. Ensuite, il lui faut remonter le long de la côte d’Opale jusqu’à Calais pour traverser le Channel en vue des côtes anglaises. En effet, traverser la Manche à partir du Tréport ou de la Baie de Somme est suicidaire car, après avoir quitté le littoral, le pilote n’a plus de référence visuelle de l’horizon vu que le ciel et la mer se confondent souvent d’où l’obligation de traverser en vue des côtes. L’horizon artificiel(4) qui permet un vol direct n’équipera les avions commerciaux qu’à partir de 1930. À cette époque, piloter sur cette distance nécessite du courage, de la vigilance, un esprit de décision affûté, de la débrouillardise, une bonne santé et une certaine chance pour pallier les imprévus néfastes. Les pilotes volaient à vue, près du sol en cheminant, c’est-à-dire en suivant des repères naturels, des routes et des voies ferrées qui les conduisaient vers l’objectif à atteindre. Il n’y avait ni phare aéronautique, ni balise, et encore moins de radio. Les avions n’étaient pas rapides, sujets aux pannes et peu équipés. La majorité de ces appareils n’avaient ni boussole ni compas(5), contrairement à ceux des militaires. Dans le cas de G. L. Temple, en raison de ses origines familiales liées à la Marine, il est probable qu’il soit équipé d’un compas. La navigation se faisait à l’aide des cartes routières Michelin(6) et des cartes d’aérodromes éditées par l’Aéro-club de France, de l’altimètre appelé statomètre, de l’indicateur de vitesse Étévé(7) et de la montre. Le pilote adaptait en permanence le vol aux conditions météo locales tout en surveillant le bon fonctionnement du moteur au bruit qu’il faisait, et contrôlait les consommations d’essence et d’huile. Le Blériot XI-2 consommait deux litres d’huile par heure de fonctionnement et volait à une moyenne de 75 km/h bien que donné pour une vitesse maxi de 110 km/h. Son autonomie était de 3h30 de vol ou 300 km (valeurs moyennes), suffisante pour effectuer la première étape Issy-les-Moulineaux – Le Crotoy.
Trajet vol Paris – Londres 1913.
Blériot XI-2 Bis.
(avionsmilitaires.net)
Pour rallier Issy-les-Moulineaux au Crotoy, deux routes sont possibles : la directe qui, dès le départ, suit le cap 344° et l’indirecte qui passe à proximité de Beauvais et d’Abbeville au cap 349°. Ces deux routes sont très voisines et de distances comparables, influant peu sur le temps de vol. D’après la presse, G. Lee Temple aurait pris la route indirecte certainement en raison des conditions météorologiques peu favorables. Après avoir quitté Paris et être passé entre les deux gros repères que sont la boucle de la Seine à Herblay et la forêt de Montmorency, il faut suivre la ligne de chemin de fer Paris – Beauvais puis la « Route de Paris » qui mène à Abbeville. Nous savons qu’il s’est posé trois fois dont deux pour des raisons qui ne nous sont pas explicitées. En supposant qu’il se soit posé à proximité de ces deux grandes villes, ce ne peut être que sur une route ou dans un champ car elles n’ont pas encore d’aérodrome. Ils ne seront créés que vers 1919 avec l’ouverture de la Ligne Paris – Londres par Farman. Le posé en campagne expose au risque de « casser du bois », avec l’espoir de pouvoir compter sur l’aide de la population locale pour qui l’atterrissage d’un avion est un événement. Pourquoi s’est-il posé trois fois ? D’après la presse, les mauvaises conditions météo dominent. Il est question d’un fort vent de face depuis le début du vol confirmé par une moyenne horaire de 54 km/h (164 km en 3h04) minorée par le temps passé au sol lors des deux premiers arrêts. À cela, s’ajoute une probable mauvaise visibilité matinale. L’hypothèse de l’égarement est possible mais le vol est bien sur sa trajectoire. À cette époque, les aviateurs n’hésitaient pas à se poser dans la campagne pour lire les panneaux indicateurs routiers. Le besoin d’avitailler en essence semble peu probable pour les premiers atterrissages puisqu’il a l’autonomie suffisante bien qu’altérée par une consommation supérieure à celle prévue en raison du fort vent de face, mais il n’est pas impossible qu’il ait eu besoin d’huile. Il n’est pas fait état de problèmes mécaniques survenus pendant le vol.
Vol Paris Londres via Le Crotoy (1913).
En revanche, le pilotage « tête à l’air » dans le froid a pu être mal supporté par le pilote à la constitution fragile, imposant des atterrissages répétés dont le dernier à Valines.
Parmi ses trois posés en campagne, la presse rapporte un posé à Laboussaire. Cette commune ou lieu-dit est parfaitement inconnu. Soit c’est une propriété privée dans laquelle il s’est posé comme le faisaient de nombreux pilotes à l’époque (qui, sous le prétexte de tomber en panne, se faisaient inviter par le châtelain…), soit il y a une faute d’impression, ce qui est le plus probable. Sur la route, à une quinzaine de kilomètres avant Beauvais, se trouve la gare de Laboissière – Le Déluge où passe la voie de chemin de fer Paris – Beauvais que G. L. Temple a vue s’il la suivait. C’est certainement la localité où il s’est posé.
Après avoir repris son vol, il est arrivé dans les environs d’Abbeville. La presse rapporte qu’il souffrait du froid et de mauvais frissons (is laid up with bad chill) pouvant se traduire par un « coup de froid », ce qui n’est pas étonnant vu la durée et les conditions du vol.
Gare de Laboissière – Le Déluge.
(Collection Leroy – CPArama.com)
À cela, s’ajoute un brouillard dense et de la pluie altérant totalement la visibilité puisqu’il ne voit ni la Somme ni sa baie qui sont des repères majeurs et visibles de loin. De principe, il a dû se dérouter pour retrouver de meilleures conditions météo en suivant la route nationale qui mène au Tréport. Ne voyant pas d’issue à sa situation, il a pris la bonne décision de se poser dans un champ à Valines alors qu’il en avait encore les capacités mentales et physiques. En atterrissant, il casse son hélice.
C’est un événement pour les habitants de cette localité. G. Lee Temple est hébergé pendant trois jours dans un ancien relais de poste lui permettant d’attendre une nouvelle hélice et de récupérer physiquement. Il fait don de l’hélice cassée aux personnes l’ayant hébergé après l’avoir signée.
Carte postale de Lee Temple à Valines.
(Collection privée)
Une fois l’hélice neuve remontée et après avoir remercié les habitants de cette localité, il quitte Valines le dimanche 7 septembre pour effectuer les 16,5 km qui le séparent de la plage du Crotoy où se trouvent les installations des frères Caudron. Arrivé sur cette plage, il se sait en sécurité jusqu’à Calais, seconde étape programmée de son voyage. En effet, depuis le tout début du siècle, la Côte d’Opale est le lieu où se retrouvent tous les pionniers de l’aviation. Les Ferber, Archdeacon, Voisin, Robart et autres s’élancent depuis les dunes de Berck et du Touquet avec des planeurs de leur conception. Berck est le lieu principal de ces exploits. Rapidement, la Côte d’Opale devient une immense plage d’atterrissage pour tous les pionniers de l’aviation. Blériot vole depuis la plage d’Hardelot où il invite ses amis pilotes. L’aéro-club de Boulogne-sur-Mer est créé. À Wimereux, l’activité aéronautique est importante. Cet immense cordon de sable fin qui se découvre largement à marée basse est devenu le terrain d’atterrissage favori de tous les pilotes de l’époque. G. Lee Temple poursuivra son voyage sans problème jusqu’à Calais où, immobilisé à nouveau par le brouillard, il devra attendre la fin de l’après-midi pour effectuer la traversée du Channel. À court de carburant, il se pose en Angleterre vers 17h00 près de Tonbridge où il passera la nuit. Il rejoindra Hendon le lendemain.
Ce voyage est considéré comme l’un des vols en campagne les plus importants de 1913 et fait de G. Lee Temple le plus jeune pilote britannique à avoir atteint Londres depuis Paris par les airs.
Il deviendra le premier pilote britannique à voler tête en bas. Mais, en janvier 1914, il décède lors d’une exhibition en effectuant une descente trop près du sol.
La passion de G. Lee Temple pour le pilotage l’a amené à repousser les limites du vol en tentant sa chance lors de ses évolutions risquées jusqu’au moment où elle l’a abandonné. C’est ainsi que les pionniers de l’aviation ont découvert et fait progresser le pilotage, la sécurité des vols et des avions, mais au prix de trop nombreux accidents à l’issue tragique.
Notes :
(1) Après l’exploit de Blériot, d’autres pilotes ont traversé la Manche, principalement dans le sens Royaume Uni-France. En 1910, Rolls est le premier Britannique à traverser la Manche. Le 12 avril 1911, Pierre Prier, chef pilote de l’école Blériot à Hendon, rallie cet aérodrome à Paris d’une seule traite, soit 360 km en 3h56 en volant au-dessus des nuages. Cette performance est améliorée par Samet le 7 mars 1912, en couvrant cette distance en 3h12. Dans la journée, il retourne à Hendon mais en raison du fort vent de face, il se pose à Berck. Le 16 avril 1912, Harriet Quimby est la première femme à traverser la Manche sur Blériot. En mai 1912, Ewen traverse la Manche sur monoplan Caudron. Fin juin 1912, Guillaux et Ramsay se posent au Crotoy après avoir quitté Londres en direction de Paris à bord d’un Caudron.
(2) L’aérodrome de Hendon était l’un des aérodromes de Londres. C’était un centre important pour l’aviation de 1908 à 1968. Il était situé à Colindale, à 11 km au nord-ouest de Charing Cross. La RAF le réservait à l’aviation militaire. Aérodrome enclavé, l’existence de Hendon était menacée avant même la Seconde Guerre mondiale. La dernière unité volante quitta Hendon en novembre 1957.
Aérodrome Ending-Hendon.
(3) Le Blériot XI-2 : Cet avion n’est pas celui avec lequel Roland Garros traversera la Méditerranée 19 jours plus tard. Ce sera avec un Morane Saulnier H.
(4) L’horizon artificiel ou gyroscopique semble avoir fait l’objet, dès 1802, d’un brevet d’invention enregistré au nom de Georges Odiorne, mais il ne fut fabriqué qu’entre 1845 et 1870. Bien avant son utilisation, en 1930, dans le domaine de l’aviation, la formation des pilotes au Pilotage Sans Visibilité s’effectuait à l’école Farman de Toussus, école ouverte le 22 avril 1928 par Lucien Rougerie et animée par Gaston Génin.
(5) La différence entre une boussole et un compas réside dans le fait que, dans une boussole, l’aiguille aimantée se déplace devant un cercle gradué tandis que, dans un compas, le cadran gradué est solidaire de l’aiguille aimantée et se déplace devant un repère. Sur les avions britanniques, le compas de marine était fixé sur le plancher de l’avion entre les deux jambes du pilote.
(6) La carte routière Michelin est une carte routière créée par la société de pneumatiques Michelin à l’attention des automobilistes. Elle apparaît en 1905 à l’occasion de la coupe Gordon-Bennett, suivie en 1910 par la commercialisation des cartes au 1/200 000 de Clermont-Ferrand, des bords de la Méditerranée et de la région parisienne. Une carte de France en couleurs et en quatre feuilles au 1/1000 000 fut disponible dès 1908.
(7) L’indicateur de vitesse Étévé est un système mécanique très simple fixé sous l’aile de l’avion. Il consiste à opposer une petite surface métallique fixée sur un ressort à l’effet du vent vitesse. Elle recule plus le vent est fort en indiquant la vitesse de l’avion sur une règle graduée.
Bibliographie
Biographie et histoire de G. Lee Temple – Nick Forder https://www.earlyaviators.com/etemple.htm,
Flight, 19 07 1913 Vol à l’envers à Hendon,
Le Gaulois 07 septembre 1913,
La Vie au grand air 06/12/1913,
La Revue aérienne 25/12/1913,
Les frères Caudron Pionniers de l’aviation – F. Poidevin (Éd. La Vague verte 2009),
Fiche de recollement G. Lee Temple à Valines – Jean-Luc Charles (Anciens Aérodromes 2022),
Site internet de la Ville de Valines, Histoire de Valines.
Ph. Morinière, J.-M. Bracichowicz, J.-L. Charles.
(Membres 2A)