Article d’après les souvenirs aéronautiques d’un écolier de Thiers : Désiré Létolle. Nous le laissons dans le style de rédaction d’origine. Un très beau témoignage de la vie près des terrains d’aviation !
« En 1984, l’implantation d’un champ d’aviation sur le territoire de THIERS apparaît comme une aberration. Celui qui a vu les aéroports de Roissy, d’Orly, ou plus modestement un terrain d’aéroclub, imagine avec peine la présence de quelques douzaines d’avions sur un cantonnement d’un kilomètre de piste environ. De plus, cerné par la forêt sur 3 côtés ! Terrain sablonneux, aimé des pilotes, mais peu estimé des mécanos (encrassage des moteurs).
En 1914, il convenait parfaitement aux avions qui décollaient en 200m. La forêt voisine constituait un excellent camouflage pour les hangars et les baraques Adrian des services.
En 1914, la commune compte 200 habitants environ, groupés en une suite de maisons alignées le long de la « Grande Rue », axe principal du village, et de la « Vieille Rue » parallèle, où s’ouvrent surtout des cours de ferme.
La THEVE, longe le village au nord, dans les prés, en direction de Pontarmé. A l’écart, au-delà de la THEVE, le hameau du Bû : quelques maisons autour d’une petite place au centre de laquelle s’élève un orme magnifique qui abrite une petite fête foraine à une certaine date de l’année.
Pas de rue asphaltée à l’époque : des rues pavées entretenues par le paveur local. Les rues se prolongent en pavés étroits aux sorties du village : pavé de Pontarmé à l’ouest ; pavé du Bois Bourdon jusqu’à l’orée du bois ; pavé de Neumoulin, avec embranchement vers les Maulois, au sud ; pavé de la Pisselote (Pislote) qui s’enfonce dans la forêt d’Ermenonville en direction de la baraque Châlis (Chaâlis), à l’est, pavé de la Croix rouge, au nord. Tous les autres chemins sont des vicinaux de terre battue, creusés d’ornières.
Pas de maisons éparpillées dans la nature comme en 1984 I Aussi cas de panne les avions trouvent facilement un terrain de secours ; et cela arrive souvent !
L’arrivée des escadrilles de S.P.A.D avec la création des Bessonneau au trou de sable {alors zone non envahie par les sapins actuels) provoque l’aménagement du vicinal : trou de sable-pont Chantrelle pour faciliter le passage des camions Fiat et leurs remorques plateaux. Le chemin de terre est élargi les ornières comblées, le pont Chantrelle élargit par des planches. Tout le trafic des services
de l’ouest du camp passe désormais par cette voie.
L’école de formation de pilotes pour l’aviation militaire est créée fin 1915. Après un an de guerre, l’aviation est devenue arme de combat : observation, bombardement, chasse. Il faut construire de nombreux avions et former des réserves de pilotes. Aussi à l’arrière de Ia ligne de front, des écoles de pilotage sont installées.
Dans une certaine matinée brumeuse d’automne, un petit avion Nieuport de chasse tout argenté, atterrit dans un champ, près du cimetière de Pontarmé. Le pilote : Capitaine De Kersaint (comte et maire de Versigny, dans le civil) se fit conduire à Ia mairie qui l’adressa à M. Morand Arthur, au travail dans le Bois Bourdon. Ils tinrent conférence à la mairie puis I ‘officier remit son moteur en route, décolla sous nos yeux en peu de distance et alla se poser de l’autre côté de THIERS au-delà du cimetière. Son problème ? Relever le plan d’un futur champ d’aviation, emplacement d’une école dont il serait le premier directeur.
Pendant que I ‘officier arpente le terrain et lève des plans, gosses et grandes personnes du pays sont groupés, badauds, autour du petit avion, engin qu’on n’a jamais vu de si près au pays. Le travail terminé, l’officier relance son hélice, remonte dans la carlingue, s’oriente face au vent d’ouest et reprend l’air vers le sud.
Dès lors, les installations vont se précipiter : des camions, tirant des remorques chargées de charpentes, traversent le pays en direction de La Pislote. Des soldats du génie ont abattu des arbres pour enclaver les Bessonneau qui abriteront les avions école. Ceux-ci ne vont pas tarder à emplir le ciel de THIERS de leurs vrombissements puis des crépitements des mitrailleuses sur la cible posée dans le Trou de sable.
L’aménagement du terrain se poursuit : les travaux d’aplanissement sont faits par des prisonniers allemands gardés par des territoriaux armés. Le pavé qui mène à La Pisselotte est interdit à la circulation civile : un poste de garde installé au niveau du cimetière surveille les accès.
Le bois situé à l’est du chemin cimetière-trou de sable, est abattu pour agrandir l’aire des
Décollages. M. Morand participe au débardage d’une parcelle de ce quartier ; nous l’accompagnons un jeudi d’hiver, en observant les rondes des Nieuports qui, sans arrêt décollent, effectuent leur tir et atterrissent. C’est à Ia fin d’un de ces vols que nous sommes les témoins du premier accident d’avion : un appareil amorce un virage au-dessus du champ « le châpeau », près du Bois Charlet pour atterrir vers les hangars de la Pisselotte. Soudain, à notre grand effroi, nous le voyons basculer et tomber en feuille morte, d’une soixantaine de mètres. Il s’écrase dans un champ. Alors, là-bas, aux hangars, c’est une ruée des élèves-pilotes, des mécanos jusqu’à l’avion brisé. Affolement général ; on saura plus tard que Ie pilote, conduit à l’hôpital de Senlis, s’en tirera. Le lendemain, à midi, les gamins courent récupérer des débris d’avion qu’ils rapportent comme des trophées. Plus tard, au temps des SPAD, nous devions malheureusement assister à d’autres accidents souvent mortels.
Parallèlement aux fréquents passages de troupes qui viennent au repos dans le village, la population, (les gosses surtout), est fortement influencée par la proximité d’un champ d’aviation : ronflements continuels des avions, passages des camions et remorques de matériels, logement des pilotes (la villa Emile est leur principal cantonnement ; chez mère Louise, il y a 2 chambres de pilotes, dont nous guetterons les avions à leur retour de mission) ; les mécaniciens descendent le soir au village dans les cafés où ils retrouvent une atmosphère de vie civile et … piano mécanique pour la danse !
Admirés, ces aviateurs ! Pour leur tenue fantaisie, pour leur coquetterie, leurs loisirs et sorties fréquentes à Paris si proche. Les pauvres fantassins, venus dans des granges pour quelques jours de détente… ou d’exercices de combat, regardent avec aigreur ces parigots parfumés qui mobilisent les chambres !
Hiver 15-16. Pas de sorties aériennes quand le ciel est couvert. Mais le printemps ramène l’activité : outre les tirs sur cible on assiste au tir sur manche à air remorquée par un CAUDRON bimoteurs genre cage à poule. Le Caudron survole la forêt avec sa cible volante que le chasseur s’efforce d’atteindre avec ses balles traçantes. Des vols d’école ont lieu sur biplace Sopwith dont nous décelons l’approche par le ronflement musical du moteur en étoile.
Qui dit élèves dit maladresse I Aussi n’est-il pas rare de voir des avions atterrir hors du champ : Sopwith en panne route de Neumoulin, Sopwith affalé sur les arbres de la Thève dans les prés, Sopwith tombé dans le jardin de Mme Hébert en plein village, (pilote blessé), Caudron bimoteur retourné dans le champ près de la maison Alny, « au-delà de l’eau ». L’essence coulait ; les voisins armés de brocs ou seaux ont fait provision ! Les mécaniciens ne tardent à arriver, dépannent l’engin, ou selon le cas, emportent les débris.
Un jeudi, de notre poste habituel d’observation au cimetière, nous apercevons un télescopage de deux Nieuport près des hangars : du bois cassé ! Puis peu après nous voyons un Nieuport décoller : il file soulevant l’habituel nuage de sable, il s’élève avec peine, et brusquement s’abaisse vers notre cimetière, le frôle, arrache un treillage de jardin et termine sa course en bondissant sur des rangées d’asperges. Plus de peur que de mal ! Le pilote descend : il a l’œil tout noir : il était dans le télescopage de là-haut I Mais survient Ie Capitaine De Kersaint, furieux. ll essaie le moteur à plein régime et ça tourne. Le pilote en prend pour son grade ! Et penaud repart dans l’avion pour un nouveau vol !
Février 1916 : C’est VERDUN
1916 Grand branlebas dans les troupes de toutes armes.
Tous les éléments de l’école de pilotage vont partir pour une destination inconnue. Avions d’école de tous modèles décollent un dimanche matin (nous sortions de la messe). Le personnel au sol a quitté baraques et Bessonneau ; le camp est vide pour un temps… pas longtemps, car des éléments du Génie construisent des nouveaux Bessonneau : deux intégrés aux jeunes sapins au bas de la Butte des Gendarmes ; deux abrités sous-bois vers le trou de sable. Des baraques personnelles, des abris profonds enterrés sont dissimulés à proximité des hangars.
Nous avons assisté à l’arrivée des nouvelles escadrilles équipées du tout nouveau, tout perfectionné, le rapide petit SPAD, merveilleux appareil de chasse. Par temps gris, les avions surgissent du sud, un par un, très espacés. Ils font un grand arc de cercle vers Senlis et descendent au ras des sapins de la Butte pour se poser : certains en douceur, d’autres moins habiles avec de grands rebonds ; puis ils roulent, s’orientent sur les hangars qu’ils rejoignent au ralenti. Un incident : l’un deux, fourvoyé dans les prés au-delà du pavé, s’enfonce et pique du nez, queue vers le ciel.
Le champ d’aviation de Thiers n’est plus une école mais une unité de combat : les avions groupés en escadrilles (de 15 appareils probablement) ont des missions de protection des avions de bombardement, missions de combat aérien, missions d’appui de feu pour les attaques d’infanterie.
Nos escadrilles, comme les voisines de Mont-lévêque du Plessis Belleville et La Vidamée (Vineul-St-
Firmin) constituent un barrage défensif de Paris, interdisant toute attaque de jour.
L’Entrainement au tir :
Les appareils, moteur au ralenti, viennent en roulant à la queue leu leu se placer face au trou de sable où des cibles ont été plantées. Empennage posé sur tréteau, l’avion est en ligne de vol simulé. Le pilote tire de ses deux mitrailleuses Lewis jumelées. Les douilles parsèment le sol. Un appareil remplace l’autre ; une escadrille succède à une autre. Ces jours de tirs sont signalés et les chemins de la forêt interdits à la circulation.
Le cuivre est rare. Aussi on verra des femmes armées de râteaux, passer le sable au peigne pour récupérer les douilles : de gros sacs qui seront vendus au ferrailleur. Après l’évacuation du camp, fin 1918).
En patrouille :
Nous avons assisté à de nombreux départs d’escadrilles en opération de guerre mais nous n’imaginions pars vers quels dangers partaient ces pilotes : reconnaissance, protection de bombardiers ou opérations de mitraillage au sol au moment des offensives allemandes de juin 1918.
Ces jours de crise les départs se répétaient dans la journée. Les avions décollaient un à un, décrivaient un grand cercle en prenant de l’altitude, se groupaient en V par 5, derrière le chef d’escadrille et filaient vers Senlis. Une ou deux heures plus tard c’était le retour en ordre dispersé, parfois avec de gros écarts ; nous vîmes des avions poindre l’hélice en croix I Panne d’essence ? Ou accident de combat ?
Les départs, les retours furent marqués par quelques chutes mortelles : C’est à l’époque des foins que nous remarquâmes à grande hauteur un avion distancé pas ses camarades ; il se mit à descendre en spirales et s’écrasa dans les prés, près de la Thève, au sud du terrain. La famille Morand et notre mère fanaient non loin de là ; ils furent les premiers à découvrir le corps du pilote tué, dans l’avion brisé. « Un beau grand brun » parait-il, inhumé, cimetière militaire de Senlis, où sa tombe est toujours visible (Lieutenant ROY).
Lors d’un autre départ, un SPAD faiblit au décollage au-dessus du chemin Thiers-trou de sable. Il s’écrase dans le bois, près des Bessonneau. De l’école nous avions pressenti la chute ; à midi nous filions côté cimetière et ne tardions pas à découvrir les débris : dans notre inconscience de gosses nous ramassâmes bouts d’avions, mais surtout des chapelets de balles de mitrailleuse destinées à nos jeux de guerre. Mon frère Maurice m’affirme avoir retrouvé l’arbre de l’accident marqué en son écorce par la chute de l’avion.
Nous étions témoins de scènes heureusement moins dramatiques : le dimanche de beau temps, la famille se rendait à la Pisselote par le chemin du bois Charlet. SPADS alignés (ceux de la barre bleue), moteurs essayés. Les pilotes emmenaient leur mécano à la buvette COLLIOT, à côté.
Puis, venaient les poignées de main, l’embarquement et l’envol.
Chaque pilote avait un fétiche : nous en connaissions un qui ne partait pas sans un bas de soie autour du cou en Buise de foulard : souvenir de Paris !
Pendant des mois et des mois, nous vivrons dans cette ambiance de vie militaire de l’arrière :
Les avions dans un perpétuel cirque aérien, et dans le village le passage de troupes au repos. Que d’images à évoquer I Quelle belle vie pour nous autres, gamins I Surtout quand les pilotes exécutent des loopings au retour des missions.
Mai-juillet 1918. Les Allemands ont percé le front au Chemin des Dames. (27 mai), ont creusé une poche jusqu’à Château Thierry. L’aviation est très active. Nous voyons passer des escadres de plusieurs centaines d’avions : des Bréguet, des Farman nouveaux, bimoteurs à fuselage, inconnus ici nos petits SPAD s’envolent pour les protéger.
Le 18 juillet 1918, le général Mangin lance sa contre-offensive : les Allemands reculent !
L’avance de nos troupes va se poursuivre jusqu’au 11 novembre. L’aviation doit suivre le mouvement. Les escadrilles de Thiers vont déménager vers le nord. Tout va se vider de personnel et de matériel. Seuls vont rester les grands Bessonneau béants où nous errons en quête de souvenirs.
Les civils du pays récupèrent les planches des petites baraques et les grandes toiles vertes de camouflage tirées du dessus des hangars ; les baraques et les Bessonneau seront démontés petit à petit et utilisés par aider à la reconstruction des régions dévastées.
1984 – La forêt â envahi certains coins du camp. L’autoroute du Nord l’a pourfendu ! Le ronflement étourdissant des camions a remplacé le vrombissement des avions. Heureusement un joli stade plein de jeunesse a pris la place des pistes d’envol de nos avions. Mais y a-t-il un de ces sportifs qui connaisse I‘existence passée d’un champ d’aviation sur son stade ! »
Désiré Létolle 1984
L’auteur, été 1945 (coll J. Létolle)